Acta Structuralica

international journal for structuralist research

Series | Book | Chapter

258059

Langue et pensée

Louis Hjelmslev

pp. 247-261

Lines

11 La langue et la pensée sont des fonctions indispensables pour l’homme. Nous avons tous indifféremment affaire à la langue comme à la pensée : nous nous servons de ces deux outils dans tous nos comportements, à tel point que celui qui, pour une raison ou pour une autre, est incapable de parler ou de penser, est par conséquent incapable de circuler librement et normalement dans la société humaine. Dans la vie quotidienne il y a toujours la possibilité d’étudier le discours et le raisonnement, ou bien la langue et la pensée : il s’agit en effet de deux éléments fondamentaux de la vie quotidienne elle-même qui méritent d’être décrits. En les analysant de plus près, on découvre rapidement qu’il y a un certain lien entre eux. En s’adressant à quelqu’un, le locuteur transpose ses propres pensées en langue, et l’auditeur retranspose à son tour la langue en pensées. Il semble donc qu’il y ait une interaction entre langue et pensée. Manifestement, le sujet parlant fait d’abord l’expérience d’un procès mental et après d’un procès linguistique, tandis que le sujet écoutant fait inversement l’expérience d’un procès linguistique d’abord et d’un procès mental ensuite, dans la mesure où il comprend ce qui a été dit. Cependant ce n’est pas facile, et parfois même impossible, de distinguer les deux procès, étant donné qu’ils se réalisent simultanément : nous parlons alors que nous pensons, nous comprenons alors que nous écoutons. Donc, une chaîne mentale et une chaîne linguistique se structurent plus ou moins de la même façon. Quand quelqu'un prononce un discours ou donne une conférence, c’est-à-dire quand il réalise un procès linguistique dans un intervalle de temps plus long, on suppose qu’il parle et pense presque simultanément, et cela doit signifier encore une fois que les différentes parties qui composent le procès linguistique se présentent dans le même ordre que les différentes parties qui composent le procès mental, ou bien que la langue et la pensée suivent le même cours.

2Il n’est donc pas nécessaire de faire beaucoup de conjectures pour se rendre compte qu’il doit y avoir un certain rapport entre langue et pensée. Mais de quelle nature est-il ? Est-ce que langue et pensée ne sont qu’une seule chose, c’est-à-dire deux phénomènes identiques ? Manifestement, en effet, le discours et le raisonnement se présentent (ou peuvent se présenter) simultanément, et se développent parallèlement. Ou faut-il plutôt croire que langue et pensée restent deux choses tout à fait différentes, ayant toutefois la particularité de pouvoir contracter un rapport mutuel ?

3Il est communément admis que la langue et la pensée sont deux choses différentes, et cette affirmation s’appuie sur des raisons assez valides. Tout d’abord, on sait que ce n’est pas toujours facile de trouver une expression linguistique adéquate à une pensée. Le simple fait d’avoir affaire à une chaîne de pensées ne signifie pas qu’il soit toujours facile de trouver une chaîne linguistique qui y corresponde. Au contraire, souvent on ne parvient pas à la repérer, et on doit se contenter d’une expression linguistique incomplète. De plus, la langue présente toute une série de bizarreries qui n’ont pas de correspondants dans la pensée, qui rendent assez compliquée son expression, ou qui engendrent des équivoques. Par exemple, le fait qu’en danois on dit « hvis enhver kommer, naar han eller hun skal, behøver ingen at vente » (« si chacun arrive quand il ou elle est censé(e) arriver, personne ne devrait attendre ») est une bizarrerie linguistique et une complication irrationnelle. En effet, dans cet exemple, le danois demande une distinction entre « il » et « elle », alors que dans ce contexte, la pensée ne la demande pas. D’autres langues, le finnois par exemple, disposent d’un mot commun pour « il » et « elle » qui manque en danois ; ces langues toutefois ne disposent pas d’un mot précis pour « il » ni pour « elle », mais seulement d’un mot commun, de sorte que là où la pensée exige une telle distinction, il faut recourir à des circonlocutions compliquées. Un concept ne correspond pas toujours à un mot : voilà d’où proviennent les polémiques bien connues et souvent infructueuses, à savoir : quel est le contraire de « fordel » (avantage) ? comment dit-on « speaker » en danois ? etc. Il y a des mots polysémiques qui peuvent être équivoques, et qui par conséquent ne sont nullement adéquats pour recouvrir une pensée. Un de ces mots est par exemple le mot danois « de » ; tous les danois connaissent sans doute les équivoques qui découlent du fait de pouvoir utiliser de à la fois pour se référer à quelqu’un en exploitant la formule de politesse (« De », avec la majuscule) et pour parler d’autres personnes (« de », avec la minuscule). Tout cela suggère que la langue est différente de la pensée. Et on a en effet souvent remarqué que la pensée est logique tandis que la langue est illogique. Or, par là on peut sans doute entendre plusieurs choses différentes, car, étant donné que certains mots sont polysémiques, c’est bien le cas des mots « logique » et « illogique ». Mais quand on dit que la langue est illogique, cela peut signifier, entre autres, qu’elle ne coïncide pas avec la pensée, que souvent elle ne correspond pas parfaitement à la pensée – ce qui peut mener encore une fois à croire que la langue est tout à fait différente de la pensée.

4On pourrait bien sûr alléguer d’autres motifs pour supporter cette supposition. Par exemple, langue et pensée ne se présentent pas toujours simultanément. On peut penser sans parler en même temps : il est tout à fait possible de concevoir une pensée sans l’ex|primer en mots. Et c’est indubitablement aussi possible, parfois, de parler sans penser. On peut parler sans suffisamment penser, ou bien parler en pensant à une chose complètement différente. De même, on peut parler dans son sommeil ou sous sédation en arrivant toutefois à produire des propositions bien structurées ; pourtant, on ne peut pas croire que ces propositions correspondent effectivement à une pensée bien structurée et consciente. Il y a des êtres qui ne parlent pas, mais qui pourtant doivent savoir penser : c’est sans doute ce que les parents pensent de leurs enfants. Et n’importe quel cynophile se sentirait vexé si je contestais la capacité de penser de son chien, même s’il serait probablement prêt à admettre que son chien ne sait pas parler, en tous cas pas de la même façon que les humains. Cela aussi suggère que la langue et la pensée sont deux phénomènes complètement différents qui existent l’un à côté de l’autre.

5Finalement, on pourrait considérer le fait que les langues sont différentes dans les différentes nations, tandis que les procédés mentaux ne le sont visiblement pas. Pour communiquer avec ceux qui proviennent des autres nations on doit d’abord apprendre leur propre langue, c’est-à-dire apprendre leur façon de parler, tandis que personne n’a jamais entendu dire qu’il faut d’abord apprendre comment ils se conduisent pour penser.

6Toutefois, il serait probablement exagéré de conclure que la langue et la pensée sont deux phénomènes complètement distincts. On a vu qu’il faut qu’il existe une relation entre langue et pensée. La langue ne peut pas être tout à fait illogique : en effet on doit pouvoir l’employer pour exprimer les pensées. Et on doit pouvoir employer n’importe quelle langue, ce qui veut dire que les langues des dif|férentes nations peuvent différer sous tous les aspects, tout en gardant une certaine empreinte commune qui permet qu’elles soient indistinctement utilisables pour exprimer les mêmes pensées.

7Celui qui dit que langue et pensée sont deux choses complète|ment distinctes formule un jugement précipité. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’entre langue et pensée il y a une certaine asymétrie : elles ne coïncident pas toujours, ne se recouvrent pas toujours et ne se réalisent pas toujours en même temps.

8On verra cependant que cette conception concernant le rapport déséquilibré entre pensée et langue se laisse résoudre en analysant plus en détail les concepts auxquels on a affaire. Le problème est que jusqu’ici on a utilisé les deux termes langue et pensée d’une façon polysémique : en parlant de langue et pensée, nous avons laissé de côté le fait que la langue puisse fourvoyer nos pensées mêmes.

9Pour pouvoir réfléchir clairement à la question il faut distinguer plusieurs types de langues et plusieurs types de pensées.

10Tout d’abord, les termes « langue » et « pensée », entendus dans leur sens le plus ample, peuvent désigner à la fois quelque chose d’articulé et d’inarticulé. Par « articulé », on entend ici « divisé en parties », ou « composé d’éléments distincts ». On pourrait bien, si l’on veut, appeler « langue » un hurlement ou un cri, mais dans ce cas il s’agirait plutôt de langue inarticulée, qui est essentiellement différente de la langue articulée, où le discours se compose de mots distincts, dont chacun se présente pourvu de ses propres suffixes ou dans ses propres formes de déclinaison. D’ailleurs, la pensée aussi peut être articulée ou inarticulée. Quand on pense et que l’on parle en même temps, la pensée est évidemment articulée ; le fait même que la pensée doive se former dans une langue articulée, nous force à articuler et à décomposer la pensée elle-même. Et même quand on pense sans parler, la pensée peut être articulée ; en analysant la question plus en détail, on verra en effet que la pensée est accompagnée par ce que l’on appelle le « discours intérieur » : le locuteur bouge les organes phonatoires sans qu’aucun son linguistique, même pas un murmure, ne se produise ; ou peut-être a-t-il seulement la sensation de les bouger, en percevant certaines impulsions nerveuses retenues par les muscles de la langue et du larynx en tension. En écoutant une conférence, nombre de personnes réalisent ces mouvements internes tout le temps, sans s’en apercevoir. D’autre part, dans le cas où l’on pense sans nullement parler, il faut qu’il s’agisse d’une pensée accompagnée d’une certaine représentation d’une expression linguistique, totalement ou partiellement consciente. Une pensée qui n’est pas accompagnée par le discours est sans doute un phénomène rare : il est alors vraisemblable que, dans ce cas, elle soit toujours inarticulée, c’est-à-dire non divisée en segments ou membres clairement distincts. Il est évident qu’elle peut se diviser en grands segments ou composantes principales : d’abord, on pense à quelque chose, et après à quelque chose d’autre. Mais la pensée en soi, prise individuellement n’est pas articulée. Selon toute probabilité, la pensée des animaux est inarticulée, tout comme leur langage : l’aboiement du chien, par exemple, est une expression inarticulée. Du reste, le fait que la pensée du chien soit inarticulée n’empêche pas qu’elle retombe dans certaines componsantes principales. Par exemple, le chien pourrait voir un morceau de viande et courir pour le manger : il faut donc qu’il ait pensé ; puis il découvre que la viande sent mauvais, et il décide par conséquent de ne pas la manger : le chien doit avoir pensé une fois encore. Il faut en effet que des composantes de pensée si grossières soient toujours présentes, que la pensée soit articulée ou pas. Rien n’indique que chaque pensée du chien, prise une à une, se laisse articuler au même degré que le raisonnement exprimé par l’homme dans sa propre langue.

11La distinction entre articulé et inarticulé était la première distinction à prendre en considération. Il en faut une autre : la distinction entre la chose en soi et son utilisation. Dans le discours de tous les jours, on utilise souvent les termes de langue et de pensée pour indiquer à la fois la chose en soi et son utilisation. La langue en général, ou les différentes langues nationales comme le danois ou l’anglais, est quelque chose que l’on pourrait appeler une institution bâtie sur un système donné, à partir de certains principes solides, parmi lesquels on trouve les règles que l’on apprend en grammaire. Mais en disant que quelqu’un « a une mauvaise langue », ce qu’on veut dire en réalité c’est qu’il utilise sa propre langue d’une façon mauvaise. Supposons qu’un critique littéraire écrive une œuvre sur la langue de Johs. V. Jensen  :2 le sujet de son œuvre n’est pas la langue en soi mais plutôt l’utilisation que Johs. V. Jensen fait de la langue. La distinction entre ces deux concepts, la langue en elle-même et son utilisation, est si importante que les linguistes emploient deux termes différents pour les distinguer : quand l’on parle de langue, on n’entend que la langue en elle-même, en tant qu’objet ou institution sociale, tandis que l’on appelle discours l’utilisation de la langue, y compris l’utilisation de la langue écrite.3 Mais il nous faut aussi appliquer la distinction entre chose en soi et son utilisation par la pensée. Tout comme la langue est une institution fondée sur des règles grammaticales, la pensée est une institution qui s’appuie sur des règles logiques. Quand on considère une pensée spécifique, un processus mental particulier, on a affaire à une utilisation spécifique de la pensée entendue comme institution. On pourrait convenablement appeler raisonnement cette utilisation. Par conséquent on n’utilisera les termes de langue et de pensée que pour indiquer les choses dans leur totalité, c’est-à-dire pour désigner les institutions, tandis qu’on appellera discours et raisonnement leurs utilisations respectives.

12À présent nous sommes donc en mesure de mieux comprendre ce qu’on a appelé l’asymétrie entre langue et pensée. Si le discours correspond à l’utilisation de la langue, on pourrait distinguer des utilisations incorrectes et des utilisations correctes, ou mieux| encore : des utilisations adéquates et inadéquates. Utiliser correctement la langue peut se révéler assez difficile, mais on peut néanmoins le faire – et voilà l’aspect merveilleux de la langue : à condition d’y travailler suffisamment, on peut prononcer un discours qui exprime exactement le raisonnement. Et même le fait qu’il soit possible d’ex|primer exactement le raisonnement à travers le discours doit signifier que la langue et la pensée ne sont pas deux choses totalement différentes, mais que, au contraire, elles se structurent selon le même principe. Il n’y a rien de particulièrement étrange dans le fait que la langue puisse être utilisée incorrectement. La pensée aussi le peut ; et on peut faire des raisonnements mauvais tout comme de mauvais discours. Mais, prise en elle-même, la langue en tant qu’institution est un outil parfait pour la pensée en tant qu’institution. Si quelqu’un ne sait pas jouer d’un instrument, cela ne rend pas l’instrument lui-même mauvais : la faute n’est pas à imputer à l’instrument.

13Il nous faut prendre en considération une troisième distinction, à l’intérieur de la langue comme de la pensée conçues en tant qu’institutions : celle entre le système et les habitudes. Imaginons qu’un étranger arrive au Danemark et qu’il apprenne le danois. Il arrive à parler le danois, et il le parlera de façon à se faire comprendre clairement : il choisit idéalement les mots corrects, il connaît la grammaire, il adopte toutes les distinctions qu’il faut pour ne pas confondre les mots ou les sons. Mais il y aura quand même quelque chose d’étrange dans sa façon de prononcer les sons : on dit qu’il parle « avec un accent ». Je voudrais exprimer ce concept ainsi : il respecte le système de la langue, mais il ne suit pas les habitudes innées. Par système linguistique j’entends ce qui est fondamental, ce qu’il faut maîtriser si l’on veut se faire comprendre dans une langue donnée. Par habitudes linguistiques, j’entends la mode linguistique ou l’usage linguistique suivi par les natifs. On dira donc que chaque langue a son propre système, tandis que les dialectes diffèrent souvent par le fait d’avoir des habitudes linguistiques différentes. Un homme provenant de Ringkøbing et un homme provenant de Stubbekøbing parlent tous les deux danois ; cela veut dire que leurs discours s’appuient sur le même système. Mais ils ont des habitudes linguistiques différentes. En recourant à une image juridique on peut dire que dans les deux régions c’est la même loi qui est en vigueur, tandis qu’il y a deux pratiques juridiques différentes.

14Or, cette distinction aussi peut et doit être appliquée à la pensée. Une chose tient du système qui vaut pour tous les raisonnements et que nous apprenons à travers la logique ; une autre tient des habitudes mentales que nous suivons quotidiennement. Comme la pratique juridique peut aller à l’encontre de la théorie juridique sur certains points d’importance mineure, notre raisonnement peut nous mener à des résultats corrects même s’il ne respecte pas toutes les règles de la logique. On peut, par exemple, mettre à l’écart des membres ou bien les disposer dans un ordre différent de ce que demande la logique formelle ; de plus, ces opérations d’écart ou de redistribution peuvent correspondre à des habitudes ou à des coutumes suivies dans une société donnée. En logique l’on formule toujours un énoncé comme l’homme est pauvre, avec les mots dans cet ordre, de sorte que l’homme est identifié comme sujet, est comme copule, pauvre comme prédicat. Plusieurs langues toutefois manquent d’une copule : ce qu’on dit dans celles-ci c’est seulement l’homme pauvre dans le sens de « l’homme est pauvre ». C’est ainsi en russe. Et il y a des langues dans lesquelles le prédicat est habi|tuellement antéposé au sujet, de sorte que l’on dit le pauvre homme dans le sens de « l’homme est pauvre », comme en hébreux et en hongrois. On pourrait m’objecter que je me réfère ici à la langue et non à la pensée. Une telle objection serait pourtant infondée. En effet, il est absurde de supposer que ceux qui proviennent de cultures dans lesquelles on dit l’homme pauvre au lieu de l’homme est pauvre pensent à un est qu’ils ne disent cependant jamais. Et c’est absurde de le supposer car on peut observer que, quand ils apprennent les langues étrangères, ils ont toujours du mal à s’en souvenir : à leurs yeux l’ajout de ce mot doit sembler extrêmement superflu et ennuyeux. Cela découle du fait qu’ils ne pensent tout simplement à rien à la place que ce mot devrait occuper. Bien sûr, ils peuvent apprendre à le penser, mais cela signifie que, au cours de l’apprentis|sage de la langue étrangère, ils apprennent de nouvelles habitudes mentales. Tout cela est extrêmement instructif, car cela montre que l’opinion diffuse mentionnée ci-dessus, selon laquelle nous devons apprendre la façon dont les nations étrangères se comportent du point de vue linguistique, tandis qu’il ne faut pas apprendre la façon dont elles se comportent du point de vue de la pensée, est inexacte. Chaque nation a ses propres habitudes mentales, tout comme cha|que dialecte a ses propres habitudes linguistiques ; mais cela n’em|pêche pas que plusieurs nations puissent se bâtir sur un même système mental et que plusieurs dialectes puissent se bâtir sur un même système linguistique. Les habitudes mentales sont strictement liées à la langue. Nous pensons de la même façon que nous parlons, et chaque communauté linguistique dispose de ses propres habitudes mentales. Ceux qui résident à l’étranger disent souvent qu’ils sont au stade où ils pensent dans la langue étrangère : cela est une vérité profonde. Maîtriser une langue c’est suivre automatiquement les habitudes mentales impliquées par cette langue.

15Nous avons bien avancé dans nos considérations pour prouver que la langue et la pensée ne sont pas deux choses complètement différentes. La langue coïncide avec les habitudes mentales à un tel degré que celui qui en comprend l’art est en mesure de reproduire univoquement ses propres pensées grâce à la langue, de sorte que son discours recouvre son raisonnement. Et si le discours ne recouvre pas le raisonnement, ce n’est pas le rapport entre langue et pensée qui pose problème : c’est plutôt l’utilisation de la langue et de la pensée qui est imparfaite.

16On dit généralement que la langue est l’expression de la pensée. À cet égard plusieurs objections ont été soulevées : que les pensées peuvent être exprimées par des moyens différents de ceux de la langue seule, et qu’à son tour la langue peut être utilisée pour exprimer autre chose que les pensées, comme par exemple les sentiments. Ces objections n’ont cependant aucune pertinence, puisque, même si leur contenu est correct, on pourrait les reformuler toutes en affirmant que la langue peut exprimer la pensée. Une telle affirmation implique à son tour la conception selon laquelle la pensée articulée est plus importante que la langue : la pensée serait pour ainsi dire antérieure à la langue ; il y aurait d’abord une pensée qui successivement trouverait sa propre expression linguistique. Or, cela est faux. La pensée n’est pas antérieure à la langue, et la langue n’est pas l’expression de la pensée. Je montrerai pourquoi.

17La conception selon laquelle la langue est l’expression de la pensée se fonde sur la logique classique qui divise tout jugement en concepts : le jugement l’homme est pauvre contient les concepts homme et pauvre, et par là on dit que ces concepts sont exprimés par les mots homme et pauvre. Dans cette perspective, les concepts existent avant les mots et indépendamment de ceux-ci, et les mots ne surviennent qu’en tant que leur expression. Mais puisque les mots sont souvent polysémiques, chaque mot peut recouvrir différents concepts. Si l’on affirme que les mots sont l’expression des concepts, il s’agira toujours d’une expression incomplète. Les concepts seuls sont clairement circonscrits et bien définis ; les mots sont toujours imprécis et ambigus.

18Ici, il faut toutefois considérer plus en détail la façon dont l’homme distingue les concepts, et sur cela on en sait plus. En effet, on peut mieux étudier la question dans le domaine des dysphasies et du langage des enfants. Notre connaissance concernant les dysphasies s’est principalement développée après le conflit mondial : parmi le grand nombre des soldats blessés, certains avaient été lésés à la tempe gauche. Derrière la tempe gauche se trouvent les centres nerveux qui sont le siège du langage. C’est précisément par l’étude de ces patients qu’on a pu approfondir notre connaissance du rapport entre le discours et le raisonnement. Une des choses les plus intéressantes que l’on a découvertes concerne la forme de dysphasie connue comme amnésie des noms de couleurs.4 Cette forme de dysphasie consiste exclusivement dans le fait que le patient perd la capacité de reconnaître les noms des couleurs, tandis qu’il est tout à fait normal pour le reste. La maîtrise des mots des couleurs est donc localisée dans un point très précis du cerveau, de sorte que quand ce point est endommagé le patient n’est plus en mesure de reconnaître les noms des couleurs, ni d’ailleurs de les apprendre à nouveau. Si l’on montre à l’un de ces patients des fils de laine de couleurs différentes, il arrive à les reconnaître au point de regrouper ceux qui partagent la même nuance chromatique. Il ne saura pourtant pas dire si la nuance est rouge, bleue ou jaune, etc. Il a perdu les noms des couleurs, et il n’est même pas en mesure de relier le concept aux mots correspondants (même si on les nomme pour lui) : si on lui montre un fil vert en lui demandant de regrouper les fils d’une même couleur, il n’arrive pas à le faire. Il ne peut regrouper que les nuances de couleurs qui sont absolument identiques. Par exemple, il ne voit aucune ressemblance entre un vert clair et un vert foncé, et si une nuance chromatique est représentée par un seul fil, il n’arrive à l’identifier à aucune autre. Il est donc évident qu’il ne s’agit pas de daltonisme : le patient n’identifie que les nuances chromatiques qui sont tout à fait identiques ; ce qui lui manque, c’est le concept de couleur. Par concept, il faut toujours entendre une classe à laquelle on ramène les individus différents entre eux. Le concept « chien » est, par exemple, une classe à laquelle on ramène une série de variétés et d’individus qui semblent ou qui sont tout à fait différents. Le concept « vert » est également une classe qui contient une longue série de nuances chromatiques individuellement différentes. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec le mot, le patient a perdu aussi le concept: cela montre que la formation du concept n’est possible qu’à travers le mot et que la formation du concept présuppose des signes linguistiques. Quand on montre à un sujet normal un fil de laine d’une nuance chromatique verte et qu’on lui demande de regrouper les autres fils de la même couleur, il se parle toujours à lui-même en se disant « ceci est vert », et, à l’aide du mot, il trouvera aisément parmi les autres fils les « singuliers » dotés de différentes nuances de vert qui retombent dans le même concept commun.

19Chaque homme vit une période de sa propre vie durant laquelle il se trouve dans la même situation que l’invalide de guerre qui souffre d’amnésie des noms des couleurs. Ce n’est que dans la troisième année de sa vie, et souvent aussi plus tard, que l’enfant apprend les noms des couleurs. Or, l’enfant possède la même capacité d’identifier les nuances chromatiques que les adultes. S’il lui faut aussi longtemps pour apprendre les noms des couleurs, ce n’est pas dû à un manque dans son développement du sens des couleurs, mais à un manque dans le développement d’une capacité d’abstraction élevée, qui constitue le présupposé pour l’utilisation des noms des couleurs. Ce n’est pas insolite de voir les enfants, qui ne sont pas daltoniens, ne maîtriser parfaitement les mots des couleurs, c’est-à-dire les concepts des couleurs, que juste avant le début de la période scolaire.

20Ces observations montrent que cette complexe activité d’abstrac|tion, c’est-à-dire de classement des différents « individus » – opéra|tion qui est en soi très difficile à tel point qu’il faut une grande partie de l’enfance pour la développer, s’apprend conjointement à la langue : elle est irrémédiablement liée à la langue et n’est possible que grâce à la langue. Cela nous apprend qu’il est faux de penser que le concept existe avant le mot, ou que la pensée existe avant la langue. Au contraire, c’est le concept qui présuppose le mot, c’est la pensée qui présuppose la langue en tant que base nécessaire.

21La langue n’est donc pas simplement l’expression de la pensée : elle en est le fondement. Par rapport à la pensée, la langue constitue le facteur prioritaire. À défaut d’une langue articulée, une pensée articulée n’existe pas. C’est la langue qui articule la pensée, qui la segmente, qui en délimite les concepts en les précisant. En l’absence de la langue, il ne nous resterait que la capacité à subdiviser le monde en « singuliers », mais non la capacité de ramener ceux-ci en classes. Le spectre des couleurs, que nous reconnaissons dans l’arc-en-ciel, est constitué d’une grande quantité de « singuliers-couleurs » de sorte qu’il n’y a aucune limite précise dans aucun point du spectre : tout ce qu’il y a, ce n’est qu’une nuance graduelle et continue qui va d’une extrémité à l’autre. C’est la langue qui, avec les noms de couleurs, trace des limites précises dans ce spectre. De plus, ce qui est intéressant c’est que chaque langue pose ses propres limites, auxquelles les habitudes mentales d’une nation donnée s’adaptent sans arriver à les modifier. En latin il n’y avait pas de mots correspondants aux couleurs « gris », « bleu » et « marron » : on ne pouvait dire respectivement que « la couleur du ciel », « la couleur de l’air », « la couleur de la terre », et ainsi de suite, ce qui correspond exactement à l’amnésie des noms des couleurs par laquelle on peut identifier les nuances de couleurs en perdant en même temps les concepts qui les regroupent en classes.

22Le rôle de la langue consiste donc à imposer des limites précises au monde, qui en soi n’est composé que d’individus singuliers, et à une pensée, qui en soi est inarticulée. La langue impose une charpente déterminée dans la pensée inarticulée, la rendant ainsi articulée, en la décomposant en concepts clairs et limités. La langue transpose notre pensée, comme aussi le monde dans lequel nous vivons, comme sur une carte. À l’instar d’une carte géographique, on peut annoter les lignes d’altitude de sorte qu’avec une certaine ligne on peut tracer une limite entre un territoire plus bas de 200 mètres et un territoire plus haut de 200 mètres et avec une autre on peut distinguer entre un territoire plus bas de 500 mètres et un plus haut de 500 mètres (en réalité le territoire monte d’une manière constante et graduelle, et c’est à l’aide de ces lignes qu’on arrive à distinguer certaines zones d’altitude), la langue introduit certaines lignes dans la pensée et dans le monde dans lequel vivons afin qu’il nous soit possible de le subdiviser en zones conceptuelles.

23Il n’est donc pas exact d’affirmer que la langue est l’expression de la pensée. Il faut dire au contraire que la langue est la forme de la pensée. En l’absence de la langue, la pensée ne serait qu’une masse amorphe, et nous, à travers la pensée, ne serions pas en mesure de donner une forme à l’existence. Mais la forme que la langue fournit est la forme des habitudes mentales, non la forme du système mental. Par rapport au système mental, nos concepts habituels des mots sont parfois ambigus et vagues. Et pourtant, c’est encore une fois grâce à la langue que nous pouvons dépasser ces difficultés, puisque à travers des circonlocutions nous parvenons à exprimer ce pour quoi la langue n’a pas de mots.

24Il s’agit d’un résultat qui a un fondement profond et une grande portée. En conclusion, nous avons montré que notre existence même est structurée linguistiquement. La langue est la forme de la pensée. Mais la forme de la pensée est la seule forme que nous puissions donner au monde. Nous ne pouvons connaître aucune forme d’existence autre que celle que la langue nous permet de connaître.

    Notes

  • 1 [« Sprog og tanke », Sprog og Kultur, 5, 1 (1936) : 24-33]. Le présent article reproduit, avec quelques extensions, une conférence radiophonique transmise le 23 avril 1936. En conformité à sa nature, cette conférence a été rédigée selon les principes de brièveté et de simplicité : elle ne prétend pas traiter le sujet de façon exhaustive. La littérature sur ce sujet est ample et diversifiée, et les références bibliographiques, ajoutées en notes, ne constituent qu’une aide pour une première orientation. Cf . aussi la conférence de Rolf Pipping, Ord och sak (dans la revue « Granskaren », mars 1936).
  • 2 Johannes Vilhelm Jensen (1873-1950). Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1944.
  • 3 Cf. Alan H. Gardiner, The Theory of Speech and Language, Oxford, 1932.
  • 4 Pour des approfondissements sur cette question, cf. Leo Weisgerber, Muttersprache und Geistesbildung, Göttingen 1929, pp. 15 et suivantes. Le texte de Weisgerber dans son ensemble peut être recommandé comme un éclaircissement de notre argumentation.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 247-261

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Langue et pensée“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 247–261.