1Dans son livre, Matei 2017 Roland Barthes, Mythologies roumaines pub-229451 , publié chez la maison d’édition Art, Alexandru Matei revient à une image de Roland Barthes qui demeure depuis longtemps dans l’ombre du temps et de la posture critique que Barthes commencera à développer lors de sa rencontre avec Greimas à l’Université d’Alexandrie, en 1949 et jusqu’à sa mort, en 1980, en tant que titulaire de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de France. Le livre d’Alexandru Matei qui témoigne d’une réflexion à la fois anachronique et actualisée par rapport à l’influence de Barthes sur la pensée critique du milieu littéraire roumain achève toute une préoccupation des années portée sur l’ensemble de l’œuvre de Barthes. L’étude que le chercheur roumain lui consacre s’étend entre la période roumaine de Barthes (les années 1947-1949) et jusqu’à présent par la proposition d’une lecture barthesienne dans son esprit et à la manière de Barthes.
2En tout premier lieu, le mérite d’Alexandru Matei et son apport consistent aux études barthesiennes, réside dans cette version de Barthes qu’il propose par le biais des documents d’archives que le chercheur va consulter tout au long de sa recherche à la Bibliothèque Nationale de France ayant accès au fond Roland Barthes où il reconstitue une période restée en secret et dans l’éblouissement d’un silence assumé par Barthes et avoué par ses proches. Il s’agit d’une période controversée que Barthes vit à Bucarest entre 1947 et 1949 où il est jeune, encore affaibli par la maladie dont il venait de se guérir dans des sanatoriums en France et en Suisse. Accompagné par sa mère, Henriette Barthes, avec qui il va conserver une relation vive et vitale pour son écriture immédiate, Barthes se trouvera au centre des événements culturels, politiques et amoureux, évoqués par Alexandru Matei dans l’éclat d’une modernité susceptible à reconsidérer une société à l’aube du communisme qui intrigue et fascine à la fois celui qui deviendra en quelques années après son départ en Alexandrie, le plus visible et innovateur sémiologue français. Chargé de la bibliothèque française à l’Institut Français de Bucarest, à l’appel de Philippe Rebeyrol, directeur du même institut à l’époque et son ami proche depuis l’enfance, Roland Barthes n’évoquera pas cette période ni dans ses cours au Collège de France, ni dans ses livres ou ses notes. Au moins, il n’y en a pas une trace. Alexandru Matei part de cette observation faite par Adriana Babeti, dans la préface de la première traduction en roumain d’une anthologie des textes appartenant au groupe Tel Quel: « Chacun avec son Barthes. » Babeti & Vasiliu 1981 pub-229625 Le chercheur roumain cultive à bonne raison cette duplicité qui jaillit assurément à chaque lecture et relecture de ses textes et nous propose une représentation de Barthes avant Barthes, mais aussi une radiographie de la présence et de l’influence de Barthes dans le milieu critique roumain. Sans prendre en compte la possibilité d’une identification de la théorie littéraire roumaine ou même l’envisager, Alexandru Matei plonge dans une théorie littéraire plutôt européenne qui influence, d’une manière locale les perspectives critiques qui font carrière dans un pays communiste et qui se prêtait peu à une critique qui subjuguait le statut de l’auteur et promouvait la liberté du langage, comme c’était le cas de la Roumaine à cette époque-là.
3Lu en original et tardivement en traduction, le succès de Barthes à la rencontre de l’espace roumain ne résonne pas à la hauteur de son originalité reconnue en France. Devenu déjà un classique de son vivant (à voir les colloques qui lui sont dédiés et auxquels ils participent agréablement) la réception roumaine semble rester insensible aux richesses sémiologiques et à la nouveauté indéniable de ses démarches littéraires. C’est dans ce point que le chercheur roumain se montre intrigué par les paradoxes qui produisent une réception régionale qui suit la même esthétique reconnaissable dans les mouvements théoriques dont Barthes semble être toujours l’initiateur, mais qui toutefois ne s’appuient pas sur une profonde connaissance de l’œuvre de Barthes. La finalité de cette étude dont il y a question dans ma réflexion vise notamment une réception dans l’Europe d’Est y compris dans un espace hanté par les histoires idéologiques du communisme identifiables plus tard dans la critique roumaine, dans l’analyse des textes d’un critique comme G. Călinescu avec le travail duquel un réputé théoricien comme Mircea Martin trouvent des équivalences notables Martin 2010 139-159 pub-229626 .
4Alexandru Matei arrive à écrire cette histoire de la présence de Barthes en Roumanie en guise d’une interrogation naturelle du système culturel communiste et de ses manifestations sociales en avançant l’idée que tout langage est idéologique et les sympathies marxistes de Barthes renforcent ses liaisons à la culture de l’Europe d’Est. Mais à la fois, Matei dénonce la notoriété problématique voire incomplète de Barthes au niveau de la société roumaine en indiquant un certain caractère ancien de cette préoccupation barthesienne du côté des études littéraires roumaines, mais à la fois en admettant que Barthes n’avait jamais représenté une mode. Sans être jamais à la mode en Roumanie, il réussit néanmoins émerger une influence incontestable que Matei souligne sans invoquant en admettant tout une série des critiques roumains qui se sont laissés influencés par les écrits de Barthes : Savin Bratu, Eugen Simion, Romul Munteanu, Mircea Martin, Andrei Terian, etc. Matei interroge alors l’état de la critique roumaine dans la période communiste par le biais de l’optique barthesienne en liaison à une critique contemporaine qui excède une certaine connaissance théorique à la française.
5Un point central dans cette réflexion menée par Alexandru Matei semble être l’élément idéologique qui transpose l’œuvre de Barthes et plus précisément ses sympathies marxistes. Mais au-delà de cette présence où l’esprit théorique de Barthes rejoint une spécificité roumaine raccordée à l’image de la critique et de l’histoire littéraires dans le paysage communiste qui gère la littérature en tant que pouvoir d’imposer l’idéologie et de le rendre désirable, Matei produit dans ce livre une certaine polémique potentielle qui lui est propre et qui dénonce une réception problématique de l’œuvre de Barthes à l’encontre d’une position ontologique. La proposition d’Alexandru Matei vise tantôt une lecture du champs littéraire roumain par le biais de Barthes tantôt une lecture de Barthes par le biais des instruments dont disposait le champ littéraire à l’époque en toute dépendance à l’idéologie communiste. Matei propose même, à l’aide des archives (même si très pauvres dans la matière) des histoires qui, au contraire font revivre l’expérience de Barthes en Roumanie qui prouvent son attachement à l’idéologie communiste et même son implication nécessaire, mais pas obligatoire. Le cas Jacquier en témoigne, un français obligé à rester en Roumanie après avoir eu le passeport confisqué par Barthes dans une affaire politique.
6Ponctuellement, Matei identifie des points faibles dans le discours historique de la critique littéraire roumaine qui n’est pas susceptible à s’accrocher à la philosophie critique proposée par Barthes. C’est qu’il reproche finalement aux critiques qui ont promu l’absence de Barthes dans le champ de la critique roumaine c’est la résistance au discours qui dérive les idées littéraires et qui ne les critique pas de manière irrévocable. Il s’agit alors de la pluralité d’un discours qui se prête aux interprétations multiples face à une image du critique reconnu par le système communiste qui parle au nom de toute une catégorie des spécialistes en littérature et dont l’opinion critique représente une voix unilatérale. A la richesse du discours critique barthesien s’oppose une perspective unique qui prononce plutôt des verdicts quand il s’agit de la valeur esthétique et de la hiérarchie. Le livre d’Alexandru Matei vient aussi à expliquer les motifs qui se trouvent à la base d’une méconnaissance de Barthes par rapport aux études littéraires roumaines. C’est un autre mérite de ce livre qui dans un certain point devient son propre paradoxe : autrement dit, il est à la fois la dénonce d’une position qui ignore la posture théorique de Barthes et la justification de cet oubli ou de ce mépris par rapport à la connaissance théorique barthesienne de facture structuraliste à ses débuts. Matei trace des directions, revient toujours en arrière, fait des propositions et des lectures en reliant l’image d’un historien et critique de la littérature comme Nicolae Manolescu à celle de Barthes dans des comparaisons qui témoignent une lecture défective des textes de Barthes à la lisière d’un manque de comptabilité que le chercheur roumain ressent à tout pas. Chaque lecture roumaine de Barthes ignore l’ancienne lecture et par la suite il n’y a pas une concordance de la réception entre les lectures, mais un état plutôt conflictuel. Par exemple, le rapport de Barthes à l’utopie fait déjà que son travail soit considéré comme étant inadéquat. C’est un seul exemple sur lequel Alexandru Matei se penche, mais son discours abonde des points de liaisons qui produisent un réseau formé des attitudes critiques convergents.
7Le deuxième motif incriminant qu’on va analyser dans la lecture que Livius Ciocarlie propose par rapport aux écrits barthesiens c’est l’utopie. Barthes a placé l’utopie aux débuts de son projet d’écriture, mais il ne s’agissait pas d’une utopie du Pouvoir, mais d’une utopie de la sortie du Pouvoir Matei 2017 39 pub-229451 .
8Matei fait place à tous les critiques qui ont influencé la dynamique critique de la littérature à l’époque communiste en proposant des lectures multiples, une mise en place des mythologies contemporaines pour rendre Barthes compréhensible et une critique double qui vise le discours qui ignore l’héritage de Barthes tout en signalant les justifications possibles de cette absence. Il ne défend pas la critique roumaine, mais il ne la culpabilise non plus, le livre de Matei étant en tout premier lieu une surveillance de l’état de la critique à l’époque de la période communiste et à présent en passant par la conscience théorique de Roland Barthes.